„Une propriété éternelle” (fragment) d’Éric Vuillard, Prix Goncourt 2017



Éric Vuillard, le lauréat du Prix Goncourt 2017 pour „L’ordre du jour” (Actes Sud, 2017/ „Ordinea de zi”, Litera, 2018) nous propose en avant-première, sur Literomania, un fragment de son prochain livre, „Une propriété éternelle”. Nous le remercions et vous souhaitons bonne lecture ! (Literomania)

Il était fils d’un boucher de Walldorf. On ne sait pas très bien s’il était le troisième ou le quatrième des enfants que son père avait eus entre deux lampées de bière, mais trouvant l’atmosphère du foyer irrespirable et désirant voir le monde et faire fortune, il se jeta sur les routes plein de revanche, féroce peut-être, et sans doute heureux, heureux le temps de dévaler les pentes et de se blesser les pieds aux cailloux.

Il quitte l’Allemagne et échoue d’abord à Londres, mais il repart presque aussitôt, et en 1784, à peine majeur, il arrive à New-York. Après avoir été vendeur ambulant, plongeur, racleur de caniveaux et autres jobs, il embauche finalementchez un marchand de fourrure. Mais ça n’est pas une sinécure non plus, il ne s’agit pas de roucouler gentiment derrière un comptoir afin de vendre des toques en poils de loutre et d’empocher son petit pourcentage, mais de mettre dans son sac à dos trois caleçons défraichis, une gourde cabossée, et de charger sur ses épaules une trentaine de kilos de peignes et de miroirs dont les Indiens raffolent, paraît-il, et de parvenir à les échanger contre des peaux de bêtedont, bien sûr,ils ignorent la valeur. Après quelques voyages éreintants, mais instructifs, dans le Nord, Astor s’était mis à son compte et il avait embauché, à son tour, de pauvres diables, et il les avait envoyés tout là-haut, près des Grands Lacs faire du troc avec les Hurons, tandis que lui, depuis sa boutique de Manhattan, enveloppait à présentderenard les épaules des femmes les pluschic de la ville.

La vie passa, le jeune homme s’éclipsa promptement derrière le notable, il vieillit ; et à force de vendre par charretées les peaux de castor, de ramifier ses commerces et d’étouffer ses concurrents par toutes sortes de méchantes manœuvres, il devint le magnat de la fourrure ; il en vendait jusqu’en Chine ! Il devint riche,assez riche pour se dire qu’après tout, si les noms des monarques restent, si les philosophes, et toutes sortes de marchands de salades laissent leur nom dans l’histoire, pourquoi ne pourrait-il pasléguer le sien aux hommes ?Il se creusa la tête. Si l’on jetait un œil attentif sur les cartes de l’Ouest sauvage, le Missouri et la Columbia ressemblaient à deux longues veines que l’on pourrait garroter de comptoirs, de magasins, de forts. Cela ferait deux longs rubans d’établissements soudés les uns aux autres par une même autorité – ses bajoues tremblaient, tout son corps flasque et mou hurlait : un véritable empire ! l’empire de la fourrure ! Sur le fond glacé de sa cervelle, il éructait. Et lorsque ses rêves allaient au-delà de tout, lorsqu’il crevait le plafond de sa boutique, il se demandait si à l’embouchure de la Columbia, une fois installés un peu partout des fortins et des comptoirs, il ne serait pas possible, souhaitable même, de fonder une ville, un port, et de le nommer Astoria, oui, madame, du nom du fils de boucher de Walldorf, agrémenté de deux voyelles tonitruantes ‒ et cette ville serait l’Alexandrie de la fourrure.



Citiți continuarea textului aici, în Literomania nr. 91


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