Penseur contemporain majeur, allemand Peter
Sloterdijk sera à Genève vendredi 11 novembre pour évoquer la recherche
génétique et ses enjeux philosophiques lors du 17e Colloque Wright pour la
science. Pour «Le Temps», il évoque le «super-homme» du futur et l’utopie dont
est porteuse la recherche génétique.
Dans un français parfait, Peter Sloterdijk nous
reçoit chez lui, à Karlsruhe, et revient sur une interrogation qui parcourt, en
filigrane, toute son œuvre: la «fabrication de l’homme». A la fin des années
1990, il en avait déjà dressé les enjeux philosophiques dans «La Domestication
de l’être». Ses ouvrages (une trentaine à ce jour) n’ont rien de sec. Erudits,
ils offrent à la fois une vision philosophique et une mise en perspective
historique. Surtout, leur souffle prophétique fait de Peter Sloterdijk un écrivain-poète.
En témoigne, cet automne, la publication en Allemagne de son second roman, «Das
Schelling-Projekt», «une méditation sur la nature de l’orgasme féminin, qui
biologiquement ne «sert» à rien», ou comment l’orgasme devient le signe d’une
poétisation de la nature. Les lecteurs francophones peuvent découvrir quant à
eux son dernier essai traduit, «Après nous le déluge», qui analyse l’incapacité
de nos sociétés à se projeter dans l’avenir. Deux œuvres qui continuent
d’interroger, à leur manière, l’homme et son devenir.
- A quoi se rattache idéologiquement l’idée que
l’on puisse biologiquement «améliorer» l’homme?
- Cette une idée qui remonte aux Lumières du
XVIIIe siècle, dans la lignée plus ou moins directe de l’optimisme
pédagogique, qui se prolonge dans l’optimisme social, puis médical, et se
traduit aujourd’hui par l’idée que l’on puisse optimiser génétiquement l’être
humain. Je ne parle pas de l’eugénisme de droite, toujours grossier et
maladroit, mais de l’eugénisme de gauche. Pensez par exemple à Léon Trotski. Il
espérait voir advenir, à travers une coopération entre biologie et pédagogie,
une société où des génies comme Léonard de Vinci ou Goethe représenteraient la
moyenne des individus.
C’était le programme du socialisme réel: la
«génialisation» du genre humain dans sa totalité. Le problème aujourd’hui c’est
que ceux qui font la critique de l’eugénisme ont oublié qu’il remonte
globalement à un progressisme de gauche, et non de droite. Et qu’il s’est
notamment développé dans la Suède des années 20, en Russie, ou aux Etats-Unis.
- Après les dérives du XXe siècle, comme
l’eugénisme nazi, cette utopie n’est-elle pas devenue simplement irrecevable?
- Le dernier état de l’utopie, aujourd’hui, à
vivre encore, c’est l’utopie de guérison: pouvoir se prémunir des maladies par
la génétique. C’est le noyau dur du méliorisme classique des Lumières et il
sera difficile d’y porter atteinte. Le pire des pessimismes ne peut pas
décourager cet espoir. Cela n’a pas nécessairement à voir avec les rêves
d’immortalité qui sont typiques de la côte Ouest des Etats-Unis… Il ne faut pas
nécessairement «californiser» notre pensée pour pouvoir espérer améliorer la
condition humaine d’un point de vue médical!
- D’où vient notre peur de modifier l’homme
génétiquement?
- Elle remonte à un romantisme métaphysique de
l’être humain. Si vraiment l’être humain est une créature telle que la Bible
nous l’a expliqué, c’est-à-dire l’œuvre de Dieu, alors il vaut mieux ne pas
chercher à l’améliorer. Si, au contraire, on considère que l’être humain
est issu de la fabrique de l’évolution, alors on peut coopérer avec la tendance
naturelle de l’évolution.
Le clivage se produit le long de cet axe.
Derrière la peur, il y a un créationnisme invétéré, émotionnel, qu’on ne peut
pas éliminer, même s’il n’est pas explicite. Mais la technique s’améliore et
créera plus de confiance. La génétique doit faire ses preuves et l’opinion
changera. Au XIXe siècle, on se méfiait du chemin de fer. Etre transporté
d’un endroit à un autre à une vitesse de plus de 40 kilomètres heure paraissait
dangereux… On pensait que le train menait tout droit à la folie et à
l’apoplexie.
C’est l’analogie qui devrait guider notre
réflexion sur le sujet: si les modifications génétiques deviennent aussi
fiables que le voyage en train ou en avion, alors elles seront pratiquées.
Mais, pour le moment, tout le monde se jette sur le moindre accident de
parcours. L’échec est comme un ange gardien, qui garde la porte du nouveau
continent de l’omnipotence génétique.
- Vous évoquiez les transhumanistes, qui
prétendent rendre l’homme immortel. Que vous inspirent-ils?
- Le transhumanisme, je crois que c’est le lieu
de rencontre entre la science la plus avancée et la superstition éternelle. Le
terrain idéal, pour cette réunion, semble être depuis longtemps la Californie.
La superstition est peut-être une condition nécessaire du progrès. Il y a une
convergence entre l’extrémisme intellectuel, la recherche et la superstition.
Plus quelqu’un est superstitieux, plus il profite de l’élan que procure l’illusion
pour avancer dans ses recherches et faire des découvertes.
Les transhumanistes de la Silicon Valley sont
des technologues. Ils veulent modifier l’homme non par le biais de la
pédagogie, mais, littéralement, dans son dos. Ils veulent court-circuiter la
conscience de soi. C’est là qu’une naïveté s’exprime… Si un être humain pouvait
être manipulé, ou produit, moyennant des techniques qui agissent sur le génome,
il restera toujours la nécessité de l’élever. Il ne peut pas y avoir
d’expression directe du génétique dans la subjectivité humaine sans passer par
le filtre du symbolique et de la pédagogie. Sans recours au symbolique, la
modification génétique ne sert à rien. Sauf peut-être au niveau de l’espérance
de vie, que la science pourrait allonger. Là, tout est possible…
- Les promesses de la science, dans ce domaine,
paraissent relever de la «magie»…
- Pour comprendre la technique en tant que
telle, il est nécessaire de se rendre compte de deux énoncés majeurs: il n’y a
rien dans la technique qui n’ait appartenu auparavant au champ de la
métaphysique. Et il n’y a rien dans la métaphysique qui n'ait relevé auparavant
du domaine de la magie. Ce sont les deux étapes de l’évolution de la pensée
humaine. La technologie est une sorte de magie rationnelle.
Dans la Renaissance, les savants ont introduit
la différence entre magie noire et magie blanche. Le courant de la magie
blanche, à travers l’alchimie, nous a amenés à la chimie moderne. Il y a un fil
rouge qui nous renoue avec les atomistes de l’Antiquité grecque. Eux-mêmes à
leur tour étaient reliés, d’une certaine façon, avec les rhapsodes et le
chamanisme méditerranéen et oriental…
- L’écriture traditionnelle est vouée à
l’obsolescence, remplacée par les codes numériques et les transcriptions
génétiques?
- On a l’impression que l’on se rapproche
aujourd’hui des intuitions des kabbalistes du XIIIe siècle, qui pensaient
que Dieu écrivait le monde. L’alphabet dont il se sert ne serait pas humain,
mais génomique. Chez les généticiens, il y a une intuition spontanée, presque
irrésistible, à parler du travail sur le génome comme d’une «écriture».
D’ailleurs, ils ont recours aux métaphores de l’écriture classique pour
qualifier leur activité: «écrire», «réécrire», «corriger», «déchiffrer le livre
de la vie»…
- Seules un très petit nombre de personnes
maîtrisent ces nouvelles formes d’écriture aujourd’hui…
- C’est le véritable problème. L’alphabétisation
a introduit une fissure profonde dans l’humanité. Imaginez ce que cela
représentait, d’être capable de lire et d’écrire il y a 2000 ans. C’était une
séparation très violente, par rapport à ceux qui ne maîtrisaient pas ce savoir!
Plus violente que la plus grossière division des classes. Dans l’avenir, ce
sera la même chose: il y aura ceux qui seront capables d’écrire des algorithmes
ou de manipuler un code génétique, et la masse de ceux qui en resteront
incapables. On imagine très mal une humanité globalement alphabétisée à ces
nouvelles écritures. Nous n’avons rien à craindre des nouveaux super-hommes,
mais tout à craindre de l’écart entre ceux qui savent reformer les chaînes
génétiques et ceux qui ne le savent pas.
- Croyez-vous à la naissance de ces surhommes?
- Ils sont déjà là, sous la forme de surdoués.
Pour ces prodiges, le temps nécessaire pour acquérir un savoir est
mystérieusement raccourci. Si l’on considère qu’il faut normalement 10000
heures pour acquérir la maîtrise d’un instrument de musique, un enfant prodige
n’aura besoin que de 500 ou 1000 heures. Aujourd’hui, un peu partout sur la
planète, il y a au moins 500 enfants qui remplissent cette définition. Une
nouvelle branche des sciences humaines aux Etats-Unis se consacre à l’étude des
génies.
- Que ferons-nous des super-hommes génétiquement
modifiés, si nous les «produisons» un jour?
- Le surhomme, si vraiment un jour il arrive,
sera tué. On a toujours éliminé les surhommes. C’est la règle. Aujourd’hui,
tout dans notre société pointe dans la direction de l’égalité. On cherche à
absorber l’extraordinaire dans le quotidien. On veut l’extraordinaire, mais il doit
être à notre image. S’il est trop différent de nous, cela devient
insupportable. On fera travailler les grands talents dans les entreprises. Ils
seront exploités, pour le bien de l’humanité. Normalement, ce sont ceux qui
détiennent le savoir qui maîtrisent le pouvoir, mais il y aura une inversion
des rapports de force. Dans l’avenir, ce sont les impuissants qui exerceront le
pouvoir. Ils veilleront sur ceux qui maîtrisent le savoir, par le biais de la
législation. Mais la majorité restera sera nulle en génomique. On reviendra, si
l’on veut, au temps des plantations. Les surhommes seront les nouveaux
esclaves.
Vendredi 11 novembre 2016, conférence de
Peter Sloterdijk à Uni Dufour, auditoire Piaget, rue Général-Dufour 24,
Genève, à 18h30. Entrée libre.
Dernier livre de Peter Sloterdijk traduit en
français: «Après nous le déluge», Payot, 502 p.
Interviu preluat din Le Temps, 5 noiembrie 2016
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